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Béchir Ben Mrad
Un article de Rodovid FR.
Béchir Ben Mrad dans Rodovid.
[modifier] Béchir Ben Mrad interview
L’homme aux chevaux de légende [Réf.nécessaire!]
Fils aîné d’une famille de notables et d’oulémas, M. Béchir Ben Mrad avait, semble-t-il, sa destinée toute tracée pour succéder à son père ou à ses oncles, comme théologien juriste ou Imam. Mais les bouleversements politiques et sociaux qui ont suivi l’Indépendance et l’attrait de la modernité et du progrès ont sensiblement changé son destin.
Fort de ses études à la grande Mosquée Ezzitouna, il a enseigné la culture musulmane aux élites tunisiennes du Lycée Carnot, avec une approche pédagogique nouvelle, plus intéressante et plus attractive.
Son élégance et sa distinction légendaires faisaient de lui un vrai «dandy». Il s’est découvert depuis sa jeunesse une passion pour l’hippisme qui la conduit à la notoriété et à la gloire, sur les champs de courses de Tunisie, d’Algérie, du Maroc et de France.
Voulez-vous nous parler tout d’abord de l’environnement familial dans lequel vous avez vécu ?
- Je suis l’aîné des fils du Cheikh Mohamed Salah Ben Mrad, théologien juriste et imam, qui a assumé la haute charge de Cheikh El Islam de 1942 à 1947, sous le règne de Moncef Bey.
Après l’exil de ce dernier par les autorités coloniales, mon père, qui ne cachait pas ses sympathies pour les nationalistes tunisiens, a été remplacé par le Cheikh Mohamed Damergi.
Pour l’anecdote son sceau devait, selon l’usage, être limé. Mais une manifestation spontanée qui s’était constituée devant notre maison a contraint les fonctionnaires chargés de cette mission à repartir.
La famille Ben Mrad s’enorgueillit d’avoir réuni en même temps trois frères comme «premier imam» de trois grandes mosquées de la capitale : le Cheikh Mohamed Salah à la mosquée de Sidi Youssef, le Cheikh Naji «cadi», à la mosqué Jamaâ El Jedid à Essabaghine et le Cheikh Brahim à la mosquée Hamouda Bacha.
J’appartenais à une famille conservatrice mais mon père était ouvert aux nouvelles idées, au progrès et à la modernité.
Après ma scolarité primaire à l’école coranique «Al Ahlia» de la rue Ben Arous, dirigée par le Cheikh Manachou, il m’a inscrit au Lycée Carnot de Tunis où j’ai poursuivi mes études jusqu’au niveau du baccalauréat. Mais sur l’insistance de mon grand-père le Cheikh Hamida Ben Mrad, j’ai rejoint la grande mosquée Ezzitouna où j’ai obtenu, après deux années d’études, le diplôme du «Tadriss».
J’ai continué à suivre les cours du soir des belles lettres françaises à «Attarine» animés par Si Othman Kaâk, un personnage remarquable et à «El Khaldounia» avec Si Mustapha Zmerli également homme de grande culture.
Comment en êtes-vous venu à l’enseignement ?
- Mon diplôme du «Tadriss» équivalait en quelque sorte à une licence et m’ouvrait les portes de l’enseignement.
J’ai eu la chance de succéder en 1958 à Si Belhassen Zakhoua, en tant qu’enseignant de culture musulmane au Lycée Carnot.
En tant qu’ancien de vos élèves, permettez-moi de vous rappeler que vous avez innové cet enseignement, avec une approche pédagogique originale.
- En effet, l’enseignement religieux traditionnel était plutôt rigoureux, austère, avec pour les non-initiés une tendance à la répitition et à la monotonie.
Mes élèves étaient en majorité de culture française et sensibles à la modernité et au progrès. J’ai dû donc innover en limitant le contenu de mon cours à l’essentiel, aux fondements de l’Islam et en favorisant les discussions et les dialogues pour susciter leur intérêt et leur curiosité intellectuelle. Mes anciens élèves, que je croise de temps à autre, en gardent, semble-t-il, d’excellents souvenirs.
Venons-en maintenant aux chevaux, comment est née votre passion pour l’hippisme ?
- Très jeune, à Sidi Bou Saïd, où notre famille passait ses vacances d’été. Le village étant perché sur la colline, il fallait tout monter à dos d’âne ou de mulet. Les notables du village avaient des calèches avec des chevaux comme les Belkhodja ma famille maternelle, les Sfar, les Ben Mémi, les Zarrouk… Si Baccar Zarrouk, officier de l’armée beylicale et qui avait suivi les cours de l’Académie militaire d’Istamboul, avait un magnifique cheval qu’il montait avec fierté et panache. Il a été par la suite membre de la Société d’encouragement à Kassar Saïd. C’est ainsi que j’ai été séduit par les chevaux.
Votre premier cheval ?
- A la libération, j’ai commencé à fréquenter l’hippodrome avec plusieurs amis : Sylvain Smadja, Jo Scemama, Mahmoud Ben Ghachem, Brahim Melliti, Gilbert Naïm, Guy Boublil, Simon Cohen et Mhamed Malessa de La Manouba qui nous fournissait de soi-disant tuyaux ! Les courses se déroulaient à La Manouba, Kassar Saïd était encore occupé par l’armée américaine.
En association avec Sylvain Smadja, nous avons acheté en 1946, un vieux canasson de 15 ans, dans un état piteux : Nilord, un fils de Pourquoi Pas issu de l’élevage Lehuchet. Nous avons logé le cheval dans notre «makhzen» à la rue Tourbet El Bey, en cachette de mon père le Cheikh El Islam qui habitait au-dessus ! On avait déniché un entraîneur maltais, un certain «Gianni» qui exerçait sous le nom d’emprunt de Gaston Julian, un colon… Le cheval s’entraînait sur la sabkha de Séjoumi. Je ne sais pas par quel miracle, ce cheval monté par un jockey de fortune, Bertolino, fonctionnaire aux Travaux publics, a gagné sa course. Une aventure incroyable !
Nous avons par la suite acheté Ephémère qui appartenait à l’entraîneur Pascal Stanta, un spécialiste du terrain lourd qui nous a donné quelques satisfactions.
En 1952, j’ai acheté aux ventes de Sidi Thabet, deux pur-sang arabes : Mouldi et Mourali qui se sont avérés de mauvais coursiers. Fort heureusement, j’ai réussi à les vendre, à un bon prix, à une délégation du Venezuela.
J’ai acquis par la suite de France, Océan Atlantique, un pur-sang anglais appartenant à M. E. Guggenheun, sans l’avoir jamais vu !
C’était sur les conseils de mon ami Moncef Baccouche, un fin connaisseur des courses françaises et grâce à l’intervention de Max Nataf, le propriétaire du célèbre bistrot «Chez Max».
Océan Atlantique m’a gagné plusieurs courses et s’est placé à maintes reprises, mais il était barré par l’excellent Batailleur IV appartenant à MM. Boublil-Lemann.
Ma passion pour les courses et ma soif d’apprentissage m’ont conduit à Chantilly, le royaume du cheval, où j’ai passé un mois à l’Auberge de La Fontaine, en me rendant tous les matins à l’entraînement et les après-midis dans les écuries des grands entraîneurs parisiens : Henri Gleizes, Guy Bonaventure, Etienne Pollet…
A la fin de ce séjour j’ai acheté, sur les conseils de Henri Gleizes, Pauvre Diable qui appartenait au directeur des galeries Lafayette. Le cheval semblait triste et souffrant. Mon entraîneur le Marseillais Louis Toche a découvert qu’on lui avait placé un anneau pour calmer ses ardeurs sexuelles. Dès qu’on lui a oté cet anneau, le cheval s’est senti bien mieux. Il a retrouvé son appétit et s’est étoffé. J’ai gagné avec Pauvre Diable une course à Marseille et la deuxième édition du Grand-Prix de Cagnes-surmer, en battant deux représentants du Prince Ali Khan. C’était le jour de la naissance de mon fils cadet Zied, le 28 juin 1958 !
Un souvenir inoubliable. A Tunis Pauvre Diable a gagné le Grand-Prix du Président de la République, monté par Le Prince avec 6 longueurs devant Samouraï, Minnéapolis et Nuccan. Le prix n’était à l’époque que de 1.300.000 francs mais on pouvait acheter avec ce montant une villa convenable !
Il a gagné par la suite au cours du meeting 1958/59 le prix du gouverneur de Tunis, devant la toute bonne Senegalette à Albert Sacuto et Mirzetto, le prix Ali Belhouane en battant Xingu et Arruis et la première édition de l’appellation «Grand-Prix du Président de la République» monté par Michel avec 1 l. d’avance aux dépens de Senegalette Arruis et Xingu.
Après une modeste tentative à Düsseldorf, le cheval avait souffert du transport par bateau et par route, j’ai offert Pauvre Diable, à l’âge de 8 ans, aux Haras nationaux où il a fonctionné comme étalon. J’ai acquis par la suite Soleil de Mai qui a terminé 3e du Grand-Prix de la Ville de Tunis, en décembre 1959, derrière Senegalette et Xingu et qui a gagné par la suite les prix Ribot, Worden et Gladiateur. Je l’ai cédé, par la suite, à M. Ange Secnazi.
Sur les conseils de son entraîneur Guy Bonaventure, j’ai acheté en 1960 un bon cheval Mahu qui appartenait à M. Strassburger, un des principaux administrateurs de la firme Singer et propriétaire du Haras des Manceaux. C’est le seul cheval ayant disputé le Derby d’Epsour à être venu en Afrique du Nord !
Un super-cheval mais qui s’est avéré être fragile, délicat et surtout malchanceux. Il est tombé et s’est «fracassé» lors de sa première sortie à Marseille, alors qu’il avait presque course gagnée. A Kassar-Said, il est tombé dans une fosse et on a eu toutes les peines du monde à l’en sortir. Mahu a terminé deuxième du Grand-Prix de Marseille-Vivaux et a gagné plusieurs courses à Tunis, au cours du meeting 1960/61 dont le Prix Amour Drake devant Bois Luzy et Soleil de Mai et le Prix dictateur devant Baluchard et Soleil de Mai, monté par Jean Massard.
En 1961, j’ai fait une très belle acquisition, le 4 ans Brésil, un fils de Rockfella et Boumie Braie, que m’a cédé à titre amical Mme Myriam Peirer, la sœur et l’associée de Daniel Wildenstein, le célèbre marchand d’art et un des plus grands propriétaires de France.Il avait terminé sous leurs couleurs 2e du Prix Maurice de Neil derrière Or du Rhin. Son entraîneur, Roger Pelat, qui le tenait en haute estime, n’a pas voulu le laisser partir et il a fallu l’intervention de sa propriétaire pour que je prenne possession du cheval.
Brésil a tout de suite gagné le Grand-Prix du Président 1961, monté par Dini, avec 3 longueurs d’avance sur Bois Luzy, Cobden et Helloa, puis durant le meeting 1961/62 le Grand-Prix de la Ville de Tunis avec Jean Massard, devant Only You, First Page et Helloa, le Grand-Prix de Monastir avec Larre devant Siva, Helloa et Bois Luzy puis sans doute un des classiques tunisiens les plus disputés, le Grand-Prix du Président de la République 1962, toujours avec Larre, d’1/2 l aux dépens de Siva, Djebeidji et Mahu.
Dans l’intervalle de l’été, Brésil s’est adjugé le grand handicap de Deauville avec un top weight de 62 kg !
Mais ce crack authentique devait connaître une fin tragique… Au printemps 1964, lors du Grand-Prix de Monastir, course préparatoire au «Grand-Prix», Brésil s’est brisé le boulet et est mort au bout de 48 heures malgré tous les efforts du Dr Rachid Gharbi. Mon second cheval Château d’Espagne avait gagné cette course. Un des plus mauvais souvenirs de ma vie !
Le Grand-Prix devait être remporté par le Français Wild Hun devant le né et élevé Chaâl, Ariston et Château d’Espagne. Avec ce dernier j’ai gagné le Grand-Prix de Marseille-Vivaux.
Vous avez par la suite semble-t-il pris vos distances avec les courses ?
- Effectivement. Le Grand-Prix était devenu une course de pur sang arabes et on avait arrêté les courses pour importés. Après une dizaine d’années, j’ai renoué avec les courses en achetant Kyban, un «boussac» qui était pour ainsi dire abandonné à la ferme. Je l’ai payé 10.000 F, un prix de boucherie. Il faut dire que Marcel Boussac n’allait plus aux courses et ses affaires étaient au plus mal. Kyban a gagné plusieurs courses à Tunis et a remporté, avec Yves Saint-Martin le Grand-Prix du Maghreb disputé au Maroc. Ce cheval a connu également une fin tragique. Il avait avalé un bout de fil de fer qui lui avait sans doute percé les intestins.
De l’avis général, les courses ont beaucoup perdu de leur prestige et de leur attrait. Comment rehausser leur image de marque ?
- Jusqu’aux années 60, les courses étaient le haut lieu de la vie mondaine tunisoise. La mode sortait de Kassar-Said ! Une bonne tenue vestimentaire était exigée à l’entrée des enceintes.
Les cafés, le restaurant étaient impeccablement tenus. La relance des courses est liée à la privatisation de la Société des courses. Il faudrait que les propriétaires et les éleveurs, les investisseurs du secteur, prennent en charge leurs affaires, comme cela est le cas dans les nations hippiques développées.
Depuis l’avènement du Changement, la Tunisie, sous la conduite éclairée du Président Ben Ali, a connu une avancée extraordinaire dans tous les domaines : économique, social, culturel, sportif… avec des réalisations exemplaires qui suscitent l’admiration de toutes les nations et les organisations internationales.
J’espère de tout cœur que le secteur du cheval connaîtra, lui aussi, prochainement l’élan nécessaire pour se montrer digne de notre belle et magnifique Tunisie.
Propos recueillis par Mondher ZOUITEN
La Presse du 4 janvier 2004